Le printemps
en toute saison
Molière écrivait ses pièces au milieu de sa troupe et au ras des planches, rappelle Alexandre Demidoff à ses lecteurs du Temps.
Dès son arrivée à la tête de la Comédie, Anne Bisang convainc la Société suisse des auteurs de financer des bourses de résidence et d’écriture et lance un appel d’offre : 150 manuscrits arrivent en 3 jours. En ouvrant ainsi la Maison à deux auteurs par saison, elle établit « ce lien organique entre scènes et dramaturges », (re)démontrant au passage que l’« écriture dramatique se forme au contact du plateau, de la réalité des corps, des voix, du décor. »
En 2000 puis 2001, Pascal Nordmann et Isabelle Daccord, puis Mathieu Bertholet et Gilles Laubert disposent de six mois pour écrire des levers de rideau.
« Manière farceuse pour Pascal Nordmann, qui a multiplié les incidents poétiques pendant son séjour ;
parleuse pour Gilles Laubert qui a donné de la voix à tous les étages ;
campeuse pour Mathieu Bertholet qui a baladé sa tente d’un foyer à l’autre ;
taiseuse enfin pour Isabelle Daccord, qui n’est guère sortie de sa petite loge »
rapporte Thierry Mertenat aux lecteurs de La Tribune.
Leurs productions seront rassemblées en 2002 dans la pièce montée sous le titre étendard C’est agaçant cette obsession qu’ont les auteurs encore vivants à être joués.
Pascal Nordmann en 1977
La Comédie est loin d’être une étrangère pour Pascal Nordmann qui y a fait ses débuts, à 20 ans, « en 1977, sous le règne de Richard Vachoux. J’incarnais Scipion dans Caligula de Camus. »
« Ce que j’ai appris pendant cette immersion ? J’ai compris que mon envie de théâtre excédait l’écriture. J’ai pu examiner tous les possibles de ce métier. »
Mathieu Bertholet
Quartier Lointain, mise scène de Dorian Rossel, 2009
Grâce à l’invitation d’Anne Bisang de la rejoindre en tant qu’artiste associé pour la saison 2008-2009, le metteur en scène Dorian Rossel se libère de l’épuisement que lui procurait le off.
« Par sa liberté poétique, son invention formelle, sa fluidité enfantine, sa théâtralité affirmée, Quartier lointain cristallise, pour Alexandre Demidoff du Temps, l’esprit de la période. »
« Je renoue avec une donnée fondamentale de la scène alternative : le temps. Il a besoin de temps pour développer une création, nous faisons en sorte qu’il en ait. »
Anne Bisang
Katharina, mise en scène d'Anne Bisang, texte de Jérôme Richer, 2011
En résidence d’écriture durant la saison 2009-2010, Jérôme Richer, ex juriste et éducateur passé au théâtre, livrera Katharina. En même temps que le journal de sa création, publié sur le blog de l'institution.
« C’est un accélérateur d’écriture. Travailler ici m’oblige à respecter les délais. Et me permet de sentir le théâtre, de le vivre. »
Jérôme Richer
Adrienne Barman et Mathieu Bertholet, Parcours du combattant de l’auteur de théâtre d’aujourd’hui, L’autruche n.6, avril 2015.
Lorsque Mathieu Bertholet termine sa résidence à la Comédie, Anne Bisang, alors en répétition des Larmes amères de Petra von Kant et peu satisfaite de la traduction, lui demande de lui en proposer une autre. Il n’a que 23 ans – Rainer Werner Fassbinder, 25 – quand il rédige sa pièce.
Estampillée « vraie traduction d’auteur », sa version française sera saluée à l’égal des travaux des vingtenaires qui composent l’équipe artistique. Et Thierry Mertenat de confier à ses lecteurs de La Tribune : « Mardi, le soir de la première, ils sont tous sortis de la trappe pour venir saluer. C'est la jeunesse du théâtre que la salle a alors ovationnée. La Comédie a l'avenir devant elle. »
« C’est après cette collaboration, devinant son attachement à la culture et à l’histoire allemande, et plus particulièrement à celle de Berlin où il réside, que je lui ai proposé l’adaptation de Méphisto pour la scène, relate-t-elle. Ma chance c’est que Mathieu soit friand de commandes, sa place d’auteur est tout à fait singulière, moderne. Il s’est rapidement emparé du projet, resté volontairement très ouvert, et l’a subtilement détourné. »
« Au départ, j’avais du mal à comprendre : elle avait lu l’un de mes textes, qui lui avait plu, et je ne comprenais pas pourquoi elle m’en demandait un autre au lieu de monter celui-là. En tant qu’auteur, c’est une situation qui est toujours un peu difficile : est-ce que ça veut dire – de nouveau la question du désir – que ce qui dérange le metteur en scène dans le texte qui est déjà écrit, c’est de ne pas en être à l’origine ? Dans le dispositif de commande, le metteur en scène se place de nouveau à l’initiative du projet. »
« Et aujourd’hui, je vois très bien qu’Anne Bisang voulait en réalité me rendre service à ce moment-là. Parce que j’ai compris que ce n’est pas parce qu’un metteur en scène vient vers moi avec un certain désir que je ne peux pas dévier de ce désir. »
A sa nomination, Anne Bisang réaffirme avec force au micro de Tribune de Première l'intérêt artistique de travailler avec des compagnies ou artistes indépendants, « trop considérés jusqu'à maintenant comme la pataugeoire avant la piscine olympique, selon des termes pris de certains responsables des affaires culturelles ! »
Même si le passage du garage à la grande scène institutionnelle de la Comédie peut, outre le rayonnement ou la consécration, donner quelques sueurs froides...
« Disposer du grand plateau pour Richard III, c’était forcément concevoir le théâtre autrement, jouer avec les attentes du public de ce lieu. J’avais travaillé jusqu’alors sur la scène alternative, la Comédie m’ouvrait une fenêtre sur une Genève que je ne connaissais pas bien. »
Maya Bösch, metteure en scène d’Hunger ! Richard III, 2005
« J’étais impressionné, écrire une pièce destinée à être jouée devant six cents personnes, c’était grisant, cela faisait peur aussi. »
Mathieu Bertholet, auteur de Méphisto/ Rien qu’un acteur, 2006
« Dix ans dans le off, ça vous casse un artiste. L’invitation d’Anne Bisang m’a ouvert un territoire inespéré. Nous pouvons compter, mes acteurs et moi, sur une équipe technique aussi performante qu’engagée. Cet environnement multiplie les champs des possibles. »
Dorian Rossel, metteur en scène de Quartier lointain, 2009
« Oscar Gomez Mata est invité pour la première fois à la Comédie et n’en dort plus la nuit. ‘Car, tout à coup, se pose la question du texte, de la pièce à monter’, alors que, depuis ses débuts genevois en 1997, la Cie de l’Alakran a toujours pensé activisme remuant. »
Marie-Pierre Genecand, à propos de Kaïros, sisyphes et zombies, 2009
Axe essentiel de son projet lorsqu’Anne Bisang présente sa candidature en 1998, l’écriture contemporaine irradie la Comédie – à mille lieues du théâtre de répertoire littéraire rêvé par Ernest Fournier.
Sur le grand plateau, les auteurs vivants – plus d’une trentaine sur une douzaine de saisons – explorent des formes et des écritures nouvelles, constituant ce qu’Eva Cousido nomme un « nouveau patrimoine dramaturgique, le cœur battant d’un présent en train de se construire. »
« J'ai seulement inversé la proportion. Je veux (les classiques du répertoire comme) contrepoints à l’écriture contemporaine, pour rétablir un équilibre et casser la hiérarchie imposée par l’idée que l’institution doit être un musée », confirme Anne Bisang.
« Je rêve d’un public qui se hâte de découvrir les pièces de ses contemporains comme il le fait au cinéma »
Anne Bisang
Il en rêvait aussi
En 1969, André Talmès, alors directeur de la Comédie, rêvait déjà « que le public ait cette curiosité, mais il ne l’a pas » constate-t-il à chaque mauvaise recette consécutive à la production d’un auteur étranger ou d’un auteur suisse qui ne se nomme ni Frisch ni Dürrenmatt…
« Je préconise un centre dramatique populaire » pose, d’entrée, Anne Bisang, un théâtre ancré dans la ville et les enjeux politiques. « La phraséologie faisait sourire » rappelle Alexandre Demidoff en 2007.
Mais Anne Bisang est passée aux actes : résidences d’auteurs, ateliers, débats, conférences, récitals, expositions, café-librairie, journal, brunch dominical, événements liés aux spectacles à l’affiche, à l’actualité politique et artistique…
« Cette période a été paradisiaque. Il y avait une ferveur, l’impression qu’on pouvait tout oser et que le public suivrait »
« Je me rappelle avoir proposé une soirée où on lisait des textes dénonçant l’homophobie, parce que la Gay Pride avait été interdite à Sion. Nous avions le privilège d’être réactifs. L’actualité devenait performance, c’était notre façon de lui offrir un ricochet. »
Mathieu Bertholet
En important sa culture militante, la directrice des lieux met sur pied des Petites saisons parallèles aux saisons et transforme la Maison en bastion du milieu artistique et de la contestation politico-culturelle.
Une évolution qui ne plaît pas à ses détracteurs rouspétant contre la perte d’éclat due notamment à l’absence de tournées des productions maison.
« Lorsque j’ouvre la Comédie au débat sur un thème de société en rapport avec le spectacle à l’affiche, je ne fais que raviver la pratique ancestrale du forum citoyen. Mon ambition : nourrir l’intérêt pour la chose publique. »
Anne Bisang
« A mi-saison le pari est déjà gagné. Chaque nouvelle rencontre fait le plein et même au-delà, puisqu’il n’est pas rare de voir le dimanche matin les spectateurs faire la queue jusque sur le boulevard »
Thierry Mertenat