Stratz en diagonales

La géométrie des circulations

En 1989, Claude Stratz inaugure sa direction avec la pièce de Pirandello, Chacun à son idée.
Un coup de maître  au sujet duquel la critique salue, à la suite du Courrier, le « déploiement d’une mise en scène qui – notamment dans les scènes de groupes – est un véritable bonheur de précision et d’intelligence ».
Une louange qui sera réitérée chaque saison, à la découverte du « nouveau Stratz ».

1989, Chacun à son idée de Luigi Pirandello


 

1998, Sa Majesté des mouches de William Golding

1992, L’Ecole des mères de Marivaux


 

1992, Les Acteurs de bonne foi de Marivaux

« Pendant longtemps, j’étais obsédé par la géométrie des circulations. 
La mise en espace devait rendre lisible les rapports entre les personnages. C’était un jeu passionnant : je disposais de quelques figures simples – les déplacements en diagonale et à l’horizontale notamment – qui devaient, par leur combinaison, produire le maximum de sens. »

Claude Stratz

Il se rêvait comédien

1958. Genève. « Avec des copains, je voulais monter Le Malade imaginaire. Je jouais le rôle de Toinette. Très vite, je n’arrive même pas à apprendre tout le texte. On a alors pris la décision de ne pas dire exactement les mots, mais en gros, l’idée. C’est allé de débâcle en débâcle et il a fallu y renoncer.

On répétait pendant les récréations. Puis on a montré notre travail à notre professeure de français qui l’a jugé avec une certaine sévérité. Naturellement, nous n’avions pas été à la hauteur de l’enjeu. 
Le paradoxe, c’est que ma première mise en scène a été totalement un échec. »

2001. Paris. A l’invitation de la Comédie Française, Claude Stratz monte Le Malade imaginaire. Et repense à sa première expérience, lorsqu’il avait 12 ans : « j’avais presque une revanche à prendre avec ce texte, » confiera-t-il. Très ému, il invitera son institutrice à voir son spectacle – « un succès tel qu'il continue d’être joué six ans après. »

Chéreau : le rapport d’un individu dans une architecture

1973 – L’étincelle de La Dispute

« Des images somptueuses, d’une incroyable richesse, qui vous venaient droit au cœur, une sensibilité à fleur de peau dans les spectacles : une étreinte qui se défaisait entre deux personnages sur un plateau… deux personnages qui se croisaient sans se regarder… la singularité d’un rapport, la beauté plastique d’une image… » 

C’est lorsqu’il assiste aux répétitions de La Dispute mise en scène par Patrice Chéreau à la Gaîté-Lyrique en 1973, que Claude Stratz découvre les ressorts de la logique de l’invention théâtrale.
Comment produire de l’image à partir du texte.
 

« Le grand maître, c’est celui qui vous apprend à être vous-même, vous donne la liberté d’inventer »

Claude Stratz


 

Systématiquement présenté comme l’assistant de Patrice Chéreau, Claude Stratz remet avec humour les points sur les i.

« Chéreau a horreur des purs rapports d’acquiescement et de servilité. Il attend de ses collaborateurs qu’on le contredise. J’ai pu m’épanouir, m’affirmer avec lui. C’est son grand talent d’attendre de l’autre ce qui fait la différence avec lui. »

« Je n'étais pas assistant... j'assistais! »


 

« Au lieu de voir un fabricant d’images, je voyais quelqu’un qui travaillait immédiatement avec la chair et l’âme des acteurs.
Uniquement.
Les images finales n’étaient jamais qu’un grand amplificateur de ses émotions qui circulaient dans la répétition. C’était un monde entier, nouveau, que je découvrais. »

Claude Stratz


 

1985 – Le Legs/ L’Epreuve : l’esthétique maîtrisée

En 1985, Benno Besson accueille à La Comédie Le Legs/ L’épreuve, deux pièces en un acte de Marivaux mises en scène par Claude Stratz. Gilles Anex précise alors aux lecteurs du Journal de Genève  : « les répétitions deviennent un exercice d’auto-critique permanente, à l’écoute des comédiens, et la fonction du metteur en scène celle de poser les problèmes du texte, de suggérer des hypothèses diverses plutôt que d’imposer des solutions préconçues. De même, la beauté d’une image viendra de la clarté du jeu, de son appropriation entière par les interprètes, bien plus que d’une esthétique plaquée de l’extérieur sur le plateau. »


 

Une parenté troublante, directe et lointaine, le lie ainsi à l’esthétique de Chéreau que Marion Scali, critique de Libération, tente de disséquer dans cette interview sonore.

Citant sa mise en scène de Marivaux, l’archive sonore de Marion Scali tente de décrypter le rapport de fidélité et d’émancipation que son esthétique entretient avec Chéreau.

Travail au corps

« Ce qui importe, en effet, dans mon rapport à la scène et aux comédiens, c’est de gérer la proximité et la distance. 
Pour pouvoir aider un comédien, il faut être très proche de lui  : soit on l’incite à aller plus loin, soit on lui propose un autre chemin. Je suis parfois maladroit à trouver le mot juste : dans ces cas un geste ou une impulsion oriente l’acteur. En somme la manière de dire est plus riche de suggestions que les mots. De plus les indications ne doivent pas être exécutées objectivement : l’acteur doit se les approprier, les mélanger à sa propre énergie. »

Claude Stratz


 

« Un terrain d’expérimentation pour disséquer les comportements de la vie quotidienne » 

20 octobre 1992. 15 jours avant la première. Claude Stratz accueille exceptionnellement les caméras de l’émission culturelle Viva de la RTS. En pleine répétition des Acteurs de bonne foi


 

Sortie d’Eraste – Laurent Deshusses

Laurent Deshusses – Eraste

Sortie d’Eraste – Laurent Deshusses (2)

Sortie de Merlin – Patrick Catalifo et de Madame Amelin – Corinne Coderey

Madeleine Assas – Lisette et Patrick Catalifo – Merlin 

Sortie de Madame Argante – Leyla Aubert

Sortie de Merlin – Patrick Catalifo (2)

Madeleine Assas – Lisette 


 

En représentation, du 3 au 21.11.1992…

« Répétition est un mauvais terme, c’est la représentation qui répète. On n’arrête pas de changer à la répétition, c’est le grand moment d’invention. »

Claude Stratz

Retraite verte (comme au foot)

Anxieux de s’enliser dans un « savoir-faire à la longue un peu stérile », Claude Stratz monte Sa Majesté des mouches, en 1998, avec une bande de très jeunes acteurs. L’occasion de se lancer dans des répétitions moins conventionnelles.

 

Il organise donc des répétitions qui passent par la formation d’« une véritable équipe, au sens sportif du terme » (métaphore que Maya Boesch déploiera sur scène dans son Richard III). Avec le comédien Claude Thébert dans le rôle de l’entraîneur. Et Saignelégier, chef-lieu des Franches-Montagnes, comme cadre à la semaine verte estampillée « team building ».


 

« L’idée, c’était de vivre ensemble au quotidien, d’apprendre à se connaître. Et il s’agissait aussi de découvrir physiquement la nature, un peu à la façon des enfants de Sa Majesté des mouches. Je crois vraiment que cette retraite campagnarde a contribué à cimenter le groupe », explique Claude Thébert au Journal de Genève.


 

« Le bonheur de se sentir de nouveau galopin »

« Je découvre chez eux un enthousiasme et un engagement qu’on trouve rarement chez des acteurs plus chevronnés. 
Depuis deux mois, je constate une disponibilité permanente, sans que la fatigue ou la lassitude ne se manifestent dans les répétitions. Ce qui est stupéfiant. 

Ce qui est en revanche très désécurisant, c’est leur manque d’expérience : la plupart d’entre eux ignorent comment un rôle évolue, comment il mûrit. Du coup, il m’arrive de balbutier mes gammes, de chercher les mots qui feront mouche. Mais c’est un état de maladresse grisant. »

Claude Stratz

« Il n’y a rien de pire que ce qui commence à ressembler à un style »

Besson ou le dynamisme fouettard

Commentant le phénoménal succès de L’Oiseau vert, La Tribune rappelle que « ce qui a fait la réputation de Benno Besson, c’est la qualité de sa direction d’acteurs. » Et L’Illustré de révéler : « Pas de principes codifiés mais un credo d’homme d’action, de terrain. Le maître de cérémonie a coutume de placer la barre très haut. Et le bruit court que l’on travaille dur, très dur, sous les cintres de la Comédie… »


 

« ‘A soixante ans, je ne sais pas comment il fait, s’étonne Véronique Mermoud (Tartagliona de L’Oiseau vert).
Les répétitions durent sept heures avec une demi-heure de pause.
Et lui, il tourne comme une hélice, il ne relâche pas son attention pendant une seconde, il ne laisse rien passer. Il a une vitalité incroyable.

Je ne m’attendais pas du tout à un travail de ce genre et, pour l’instant, je me sens bloquée, j’ai l’impression de patauger. Je ne remets pas en question ce que fait Besson, c’est moi que je remets en cause ! Je ne sais pas si je vais y arriver. C’est très, très dur. Pas évident du tout. Mais en tout cas, l’expérience est absolument passionnante. »


 

Même son de cloche lors des répétitions d’Hamlet auxquelles Anne Cunéo assiste en 1983.

L’auteure est frappée par « l’intensité de son investissement, le dynamisme à première vue très directif de ses interventions. Moustache frémissante, main nerveuse dans ses boucles de poète, sans cesse il reprend, corrige telle intonation, tel geste, telle posture. » Rien n’échappe à son regard aigu – « une réplique un peu molle, un geste disharmonieux, une zone de l’espace scénique qui se fige dans l’ennui » rapporte L’Illustré

Le style autoritaire déconcerte. Et pourtant, « si ça passe, conclut Roger Gaillard de L’Hebdo, c’est que, pour nuancer l’image quelque peu prussienne d’un metteur en scène fouettard, Benno Besson est d’une immense courtoisie envers ses comédiens. Il intervient, corrige avec fermeté, mais sans aigreur ni colère, et avec des pointes d’humour communicatives. »


 

« Lorsqu’il perd son sourire pure laine vierge, Besson roule de gros yeux fâchés. Mais s’ils redoutent son exigence et ses éclats, les comédiens adorent travailler avec lui » 

Jean-Jacques Roth

Table vs scène : Romandie vs Allemagne

« Ici [en Romandie], on commence souvent par des discours, dit Laurent Sandoz, qui joue Brighella (dans L’Oiseau vert). On reste quelques jours ensemble autour d’une table avant de répéter, on fait des lectures de la pièce, on élargit nos connaissances de l’époque, de la situation politique, des intentions de l’auteur. 

Avec Besson, au contraire, on a fait une lecture de la pièce, puis on est passé à l’action. C’est quelqu’un qui s’exprime avant tout à travers la chair de la répétition, » cite Roger Gaillard dans L’Hebdo. Et, de fait, explique Besson à Anne Cunéo, « à la table, je ne décide rien. Je ne commence à comprendre que quand on joue. On découvre les choses à mesure. On procède par brouillons successifs, et l’image définitive, pour autant que cela existe, se dégage peu à peu. » Une similitude très nette avec le système de travail Langhoff

Langhoff : ce mépris de la bonne idée

Le système de travail Langhoff ?
« Ne jamais s’accrocher à un truc qui est pas mal.
Ca, c’est dur » confie Laurence Calame, l’éblouissante Mademoiselle Julie mise en scène par Matthias Langhoff en 1988.

« C’est toute la différence entre les mots ‘répétition’ et ‘Probe’.
En allemand on essaie, alors qu'en français on répète ce qui a été fait la veille »

Matthias Langhoff


 

« C'est une manière de travailler qu'on ne connaît pas ici.
Je l'ai découverte lorsque je suis allée en Allemagne.
A la première répétition, les gens se levaient, allaient sur le plateau, et puis jouaient. Une souffleuse disait le texte, que les acteurs répétaient.
J'étais d'abord très impressionnée, de voir avec quelle facilité ils se jetaient dans leur interprétation, comme pour un jour de ‘première’. 

« Il demande que ce soit une ‘première’ à chaque répétition »

Ici, on vous enseigne à apprendre un texte, à passer d'abord quinze jours à la table et, une fois que tout a été bien discuté, on prend le texte en main pour aller sur le plateau.
Le spectacle, avec cette méthode, se construit patiemment : petit à petit, on ajoute chaque pierre à l'édifice que le metteur en scène avait prévu. 
Cette différence, dans les démarches, explique le trouble que beaucoup d'acteurs ressentent en découvrant le travail de Matthias. Dès qu'une proposition est jouée, on en examine tout de suite une seconde, puis une troisième.
On cherche toujours à aller plus loin. »

Strehler, des nuits entières sur le plateau

« Certes, les mises en scène de Strehler sont parmi les plus belles au monde, les acteurs de la troupe parmi les plus inventifs et les plus virtuoses que l'on puisse voir. » En témoigne ce Roi Lear présenté à la Comédie en 1974 – l’un des deux chocs esthétiques fondateurs de la carrière de Claude Stratz.


 

Interview de Giorgio Strehler par Jo Excoffier, Radio-Genève, 1958

Mais, enchaîne Daniel Jeannet dans le Journal de Genève, la touche strehlerienne (même si elle est utopiquement niée par le metteur en scène lui-même) suppose la primauté, l’amour et l’intelligence du texte, la puissance des visions. Et l’exigence.

« Souvent, pendant une semaine précédant une ‘première’, les acteurs répètent de 8 h. du soir à 7 h. du matin. S'ils se sentent bien encadrés, ils donnent beaucoup de leur temps, pour rien. Leurs performances extraordinaires ne sont donc pas entièrement un hasard. »

« L’acteur ne doit pas avoir un style, le metteur en scène ne doit pas avoir un style à lui, il doit rechercher de comprendre le texte »

Giorgio Strehler