Mademoiselle Julie
Matthias Langhoff
August Strindberg
« Lâchez tout, tout de suite, et commandez-vous une rangée à la Comédie pour y amener vos amis, la famille et les voisins, voir de toute urgence une des plus belles pièces de théâtre jamais vues », s’enflamme Brigitte Kehrer dans La Tribune du 16 novembre 1988.
Triomphe à Genève, Londres et Paris, tournée européenne, plus de cent dates, trio d’acteurs acclamé, scénographie radicale pour mise en scène poétique, le spectacle a fait date. Une légende.
La fabrique d’une légende
« Le spectacle répond d’une manière neuve à l’éternelle question posée par toute mise en scène: ‘Jusqu’où le théâtre peut-il admettre la vie sans se priver de magie ?’ »
Truffée d’éléments vrais – « d’entrée de jeu on évide un poisson, on fait siffler la cocotte minute, on chipote des restes à la hache » – la mise en scène dévoile une réalité du théâtre. « A l’image de la table à hacher qui trône sur le devant de la scène : les phases de ce face-à-face sont finement découpées et pelées à vif. Il en résulte une approche à la fois aigüe et minutieuse où chaque signe, chaque geste sont porteurs de sens. Rarement la mesure et la rigueur ont été si bien mises au service de la création » plaide Daniel Wack dans Le Courrier.
Et pourtant. Quand Mademoiselle Julie paraît harnachée de ballons de baudruche multicolores, « la pièce de Strindberg prend la force d’un vrai voyage cosmique autour d’une seule chambre. »
La méthode Langhoff ? Une démarche intellectuelle qui tire son énergie et son plaisir d’une créativité manuelle. Langhoff construit le décor et les accessoires parce qu’une idée de mise en scène est toujours liée à une action physique.
De fait, « l’essentiel des répétitions a consisté à apprendre à utiliser des accessoires qui risquaient de tomber à tout moment, se souvient Laurence Calame. C’était une façon de ne pas jouer le texte, nous étions en mouvement, c’était concret, c’est ce que voulait Matthias. » Au final, remarque avec bonheur le critique de La Suisse, « tout y est minutieusement prévu, réglé, calculé.
Aucun geste gratuit, aucun effet convenu : la seule loi qui prévaut, ici, est celle de l’invention et de la rigueur, constamment généreuses. »
« C’est significatif du travail de bricolage de Matthias, confie Laurence Calame. Il passe énormément de temps les nuits à jouer avec les objets, à faire des cigarettes à bouts verts, des boîtes d’allumettes truquées. On a l’impression que c’est aussi sa façon de restimuler son imagination. »
De g à dr : Wolfgang Langhoff (directeur du Deutsches Theater), Heinar Kipphardt (dramaturge) et Heinrich Kilger (scénographe), Berlin, 1953.
« – Heinrich Kilger : Peut-être tu as un talent comme acteur ou metteur en scène, une autre chose au théâtre, mais jamais le décor, c’est affreux ce que tu as fait là.
– Matthias Langhoff : C’est un choc total. J’ai arrêté.
Et je me suis dit que metteur en scène, c’est aussi quelque chose, de pas vraiment joli, mais ça reste encore du théâtre. »
Matthias Langhoff
Zoom sur
Le naturalisme scandaleux
Décor clin d’œil d’un plasticien hallucinant
« Comme plancher, du contreplaqué en okoumé 19 m/m d’épaisseur, recouvert pour la décoration de planches de sapin 27 m/m d’épaisseur peintes en blanc. »
Cuisine rose-punk, scénographie de BD ou de maison de poupée, le décor « en oblique, où les meubles n’émergent qu’à moitié des pans de murs, déjà voulu par Strindberg ‘pour faire travailler l’imagination’ », fait l’unanimité.
Parce qu’il propulse immédiatement le spectateur « dans un monde qui naufrage, souligne Daniel Wack dans les colonnes du Courrier : plancher en plan incliné, meubles et ustensiles à-demi dévorés par les murs, la cuisine de ‘ Mademoiselle Julie’ n’est plus qu’un vestige bouleversé de ce lieu de labeur et d’obéissance dévolu à la domesticité. Par une large déchirure, on entend la rumeur des festivités estivales ; c’est aussi par cette faille absurde que Julie pénètre de plain-pied dans le drame. »
« Dans un studio de toile couleur gris anthracite, avec un plateau en pente de +0 à cour, +46 au jardin et +1m16 au lointain, recouvert de planches de largeurs différentes, le décor est l’intérieur d’une cuisine représentée par des chassis rose. »
« Un rôle fantastique si on l’aborde avec beaucoup d’humilité »
Julie a mauvaise réputation.
Tant d’actrices s’y sont cassé les dents : « Isabelle Adjani l’avait endossé à Paris en 1983 avec un Niels Arestrup qui l’avait giflée.
Scandale, tapage dans la presse, retrait de la star » rappelle Alexandre Demidoff dans Le Temps.
« Elle a une idée qui va la protéger et la transfigurer à la fois : elle se fera fabriquer un faux corps, une carapace de demoiselle sans-gêne, dans laquelle elle glissera sa silhouette de fleuret, pour régner à la croisée des sexes, mi-fauve, mi-femme.
Une beauté ravagée. Une amazone à qui on ne se frotte pas. La costumière Conchita Salvador a du talent.
L’actrice se fond dans la peau du personnage. Des faux seins à la mode expressionniste, des poils sur le pubis, des aisselles en broussaille : Laurence devient Julie, cette héroïne qui ne lui est pas étrangère. ‘Matthias me connaissait parfaitement, il ne m’avait pas choisie par hasard’. »
Alexandre Demidoff
« Chaque fois, je dois aborder un ou deux passages que je ne dominerai jamais, des passages où tous les soirs je peux être ridicule. »
« J’ai dû travailler comme jamais, à la fois avec une très grande conscience de ce que je suis et que le théâtre n’est que le théâtre.
En même temps il y a dans cette pièce des moments où il faut se lancer et prendre certains risques. Impossible d’assurer. »
Laurence Calame
La Comédie réussit à Julie
Le rôle avait également réussi à Catherine Eger qui l’interprète en 1975, dans sa propre mise en scène.
Très critique envers les spectacles de la Comédie, Daniel Jeannet relève à l’époque, dans Le Journal de Genève « deux grandes performances d’acteurs. Le meilleur spectacle produit, cette saison, par la Comédie. »
« Cette danse de morts est plus déchirante que jamais, ajoute-t-il, incarnée qu’elle est par deux comédiens très forts. Catherine Eger distille son fiel et fait passer mille nuances dans un visage mobile, qui marque le moindre coup. »
Distribution
1988, MADEMOISELLE JULIE
D’August Strindberg Réalisation : Matthias Langhoff |
Distribution : Mademoiselle Julie : Laurence Calame Jean : François Chattot Christine : Martine Schambacher |