Strehler:
l'influenceur
Giorgio Strehler arrive en Suisse en 1943. Admis en tant que militaire, sous le statut particulier d’« interné étudiant », il est assigné au camp universitaire italien de Genève.
Sa corvée ? Aider les agriculteurs durant les vacances académiques.
En 1944, il entre au Conservatoire de Jean Bard, prend en main le cours de mise en scène, claque la porte, dirige le théâtre universitaire, devise avec Jean Starobinski, alors étudiant en médecine, dans les allées du parc des Bastions, répète Meurtre dans la cathédrale et se fait raccompagner la nuit par l’un de ses comédiens amateurs, le gendarme Gérard Landry, ravi de lui faire la courte-échelle pour qu’il réintègre son camp.
« J’ai eu le sentiment qu’il nous apportait le théâtre dont nous avions besoin »
Jean Starobinski
« J’ai eu tout à coup la révélation de l’énergie dont le théâtre peut être chargé. Ma passion, c’était le mouvement, le déploiement physique du spectacle. J’ai toujours su gré à Strehler de sentir quel type de style commande un texte, de ne pas en prendre le contrepried, pour être original à tout prix. »
Jean Starobinski
« Nous nous rejoignions entièrement sur l’idée que le théâtre est notre profondeur, qu’il est une sorte de montée au calvaire, que gestes et mouvements sont bien plus importants que l’analyse. »
Re Lear – un énorme choc
Montée par Strehler en 1974, la tragédie de Shakespeare représente l’un des deux chocs décisifs dans la vie de Claude Stratz : « son travail autour du Roi Lear était exemplaire, avec certains aspects empruntés au cirque, au théâtre d’intervention, tout en s’interrogeant sur le rapport entre la scène et les spectateurs. »
« Le Piccolo est né en 1947.
A l'époque, l'Italie vit encore sous l'ère du ‘grand acteur’ et des troupes itinérantes. A quelques expériences près, la mise en scène n’existe pas.
Dans le reste de l’Europe, le règne des metteurs en scène a commencé depuis longtemps, avec Stanislawski, Reinhardt et Copeau, notamment.
L'Italie a donc du retard.
Les vedettes, Ies prime donne, le public bourgeois, en fourrures et fracs, y font la loi. Le fascisme est dans la rue, le répertoire du style Bernstein sur scène, avec ingénieurs et médecins cocus ou coureurs, vivant dans des salons aux téléphones blancs. »
Daniel Jeannet
1956, Giorgio Strehler (à gauche) et Paolo Grassi – metteur en scène, critique dramatique, éditeur de pièces, imprésario – avec qui il fonde le Piccolo Teatro.
Une écriture scénique née de l’exiguïté
Entretien avec Myriam Tanant
Une ancienne salle de cinéma de 400 places dévastée par les troupes d’occupation, dotée d’une scène de 6m d’ouverture et 4m de profondeur
L’exemple du Piccolo et de Strehler ?
Lorsqu’en juin 1974 Re Lear triomphe à la Comédie, Daniel Jeannet rappelle à ses lecteurs du Journal de Genève l’histoire extraordinaire du Piccolo – sorte de message appuyé au monde théâtral genevois et à Richard Vachoux, directeur nouvellement élu de l’institution.
« Non seulement produire de magnifiques spectacles, selon une démarche artistique narcissique, mais aussi créer une entreprise qui dure, assurant la continuité du rôle social et culturel assigné au théâtre.
Un répertoire a été petit à petit constitué, un nouveau public prospecté (populaire dans la proportion de soixante à soixante-dix pour cent), des acteurs ont été formés.
Il y a vingt-cinq ans, en Italie, c'était presque le désert. Avec du talent, beaucoup de travail et des moyens financiers suffisants, les miracles sont possibles. »
« Un final en apothéose, un moment de grâce suprême, suspendu avant la chute définitive »
Sandrine Fabbri
Plus de 1 600 représentations à travers le monde, 7 versions scéniques depuis l’inaugurale réglée en 1947, le légendaire Arlecchino de Goldoni croule sous les superlatifs – emblème du Piccolo, réinvention de la Commedia dell’arte…
Pour cette dernière mise en scène intitulée Del buongiorno, Ferrucio Soleri, tenant du rôle-titre depuis 28 ans, est entouré de ses élèves, 29 tout jeunes comédiens se disputant les apparitions sur scène. Huit Béatrice, trois Brighella, trois Pantalone, « cette répartition donne lieu à une lutte : les acteurs se remplacent, se corrigent, se disputent un accessoire, pour pouvoir entrer dans la ronde des quiproquos et des ruses dont Carlo Goldoni fait son miel. »
« Installés momentanément sur les côtés ou au bas de la scène, ceux qui ne jouent pas figurent un public bavard et émotif.
Là prend place la véritable improvisation, alors que sur les planches s’enchaînent des lazzis, des acrobaties et des jeux canoniques. »
Michèle Pralong
« Dix minutes d’ovation !
Pleine à craquer, la Comédie a salué debout l’événement théâtral incontesté de ces dernières années à Genève »
« La soixantaine sans doute, Ferruccio Soleri fascine tout bonnement sur la scène, sautillant comme un cabri près de trois heures durant. Quelle souplesse ! Quelle résistance ! Quelle précision dans les mouvements ! Quelle expressivité, enfin, serait-on tenté de dire, malgré son masque ! »
Michel Caspary
« Véritable leçon de théâtre, cet Arlequin est joué par de jeunes comédiens dont la générosité enchante.
Face à eux, Ferruccio Solari campe un Arelquin roué, gourmand et paresseux qui, lui aussi, est un morceau d'anthologie.
Ajoutez à cela un décor (signé Ezio Frigerio) d'une géniale simplicité, un art unique des lumières naturelles et tamisées (toute la pièce se passe à la lueur des bougies), une cohésion parfaite entre les comédiens, qui jouent chacun plusieurs rôles avec un égal bonheur,
et vous obtenez la touche strehlerienne, limpide, élégante, inégalable. Inégalée. »
La Suisse