Vers un théâtre
de création
« Tu peux lire toutes les biographies de moi, aux accents de nécrologies, elles sont toutes pareilles, elles ne retiennent qu’une seule chose :
‘Richard Vachoux a chassé les galas parisiens de la Comédie, pour fonder un véritable théâtre d’art en Suisse romande.’ »
Richard Vachoux
« C’est presque aussi excitant que Sainte-Beuve, en termes de lyrisme »
Le grand méchant boulevard titille… depuis 1913
« Holà ! Quand me suis-je salie ? »
C’est par cette interrogation que le programme de la soirée d’ouverture de La Comédie en ses murs, boulevard des Philosophes, clôt sa présentation. Et que rejaillit la question du boulevard – si détesté, si rentable.
« Jamais (répond-elle). Et mes planches sont nettes. J’ai fait rire ; mais n’est-ce pas aussi mon rôle ? J’ai en même temps instruit et éduqué: voici que de plus en plus on fréquente les représentations classiques, qu’on prend attrait aux pièces fortes et nobles.
N’est-ce rien qu’Andromaque faisant des salles pleines ? Et Maison de poupée, Le Repas du Lion aussi suivi que Primerose ou la Cagnotte ?
Mon public, je le sens si bien acquis, que mes ambitions croissent avec ma demeure. Lisez donc mon programme. Trouveriez-vous, en dehors de Paris, la scène qui me vaille. »
1947 : la formule rendue plus « élastique »
Interrogé le 29 mai 1947, « à Cornavin, le pied sur la première marche menant au sanctuaire des douanes franco-suisses, à son départ pour Paris », Maurice Jacquelin vante le bilan de la saison 1946-47 et les résultats du questionnaire adressé aux abonnés comme aux autres amateurs de théâtre qui « nous ont convaincus que nous avions trouvé la bonne formule… »
Il renchérit en incluant dans ses vœux pour la saison prochaine une formule rendue « plus élastique » grâce au « renforcement considérable de notre troupe », à qui il souhaite « octroyer plus de relief ».
C’était masquer une situation économique catastrophique, proche du dépôt de bilan.
De fait, le Conseil municipal vote à la quasi unanimité le 11 juillet 1947 l’achat de l’immeuble boulevard des Philosophes, du jeu d’orgue et de la décoration au prix de 775 000 francs.
Le sauvetage par la Ville enjoint Maurice Jacquelin d’observer une certaine rentabilité : en 1948, il supprime la troupe permanente puis cède 40% des spectacles de l’abonnement aux tourneurs – une autre formule plus « élastique ».
« Lorsque, en effet, La Comédie monte un spectacle d’un auteur étranger non consacré ou d’un écrivain suisse qui ne se nomme ni Frisch ni Dürrenmatt, la chute des recettes est automatique », déplore René Dovaz, membre du Conseil d’administration dans le Plein feu de février 1969.
« Je voudrais que le public ait cette curiosité, mais il ne l’a pas »
André Talmès, directeur (1959-1974)
Et René Dovaz de poursuivre : nous sommes « tiraillés par des exigences contradictoires : d’une part, il faut faire recette ; d’autre part, il devient de plus en plus nécessaire – face à l’angoissante vacuité du répertoire français d’aujourd’hui – de faire appel à des forces jeunes, à des auteurs nouveaux en pendant tout d’abord à ceux de chez nous s’ils révèlent un talent suffisant.
Le public n’aura pas la curiosité de nous suivre sur cette voie ? »
« Le public s’est montré plutôt réticent ce soir, relève Jürg Bissegger du Journal de Genève, par un silence de plomb qui n’était en tout cas pas un signe de sympathie. »
1970: un théâtre de répertoire
Durant la saison 1969-70, l’attrait des productions locales semble doucement concurrencer les spectacles patronnés par les Galas Karsenty-Herbert.
L’enquête lancée au printemps 1970 auprès des abonnés montre que les 5 ouvrages « Comédie » ont obtenu une moyenne plus élevée que les 9 productions du label parisien… tandis que, dans le même temps, deux galas remportent les deux premières places (Les Fausses confidences obtiennent la 3e place).
Le piège de l’éclectisme actuel
Ce qui renforce la conviction d’André Talmès, alors directeur de l’institution, que « La Comédie est un théâtre de répertoire et qu’elle doit le rester », les contradictions mises en exergue récompensant ponctuellement certaines transgressions audacieuses mais ne transformant pas ces succès d’estime en de nouveaux abonnements.
Les Fausses confidences (1970),
Le joueur (1971)
et Le mariage de Figaro (1972)
mis en scène par Jean Piat
L’association NTP – Comédie
Directeur du Nouveau Théâtre de Poche qu’il a fondé en 1962, Richard Vachoux y promeut un théâtre d’essai populaire. Il monte Audiberti, Camus, Witkiewicz, Giraudoux, Jarry, crée des « one man shows » poétiques et des spectacles thématiques autour de plusieurs auteurs.
Il multiplie également les collaborations avec la Comédie, mettant notamment en scène Le roi se meurt (1969) et Les chaises (1972) de Ionesco, On ne badine pas avec l’amour de Musset (1972).
Si bien qu’en 1972, les deux théâtres s’associent.
La direction artistique de la nouvelle entité est conjointement assurée par André Talmès et Richard Vachoux.
Richard Vachoux : la programmation de la saison 1963–1964
Rosette-Josette-l’amour
« …si j’ai connu l’amour et ma femme, c’est forcément par le théâtre.
Peu importe si cette relation a trouvé son origine dans un contexte familial, convivial, l’amitié de son frère, les cours de Greta Prozor, ou si c’est le hasard amoureux qui fait qu’éteignant ma cigarette, je lève les yeux, je vois une femme, Josette – et je tombe amoureux. Je répète avec elle la scène de Rosette et Perdican dans On ne badine pas avec l’amour (monté en 1960 dans le cadre du Théâtre poétique fondé avec Gérard Carrat en 1957), on répète un long moment sans que rien ne se passe de spécial, soudain je lui prends la main, un courant passe, et c’est l’amour !
Je l’aime. Sans autre explication.
J’ai évidemment joué d’autres Perdican avec d’autres Rosette pour voir si je retrouvais la force de cette sensation, si c’était peut-être la scène, mais non. C’était Josette ! »
R. Vachoux et J. Lambert, Rêverie de l’acteur solitaire
92%. Le taux moyen d’occupation des spectacles créés par la Comédie durant la saison 1972–73 encourage à l’audace.
« On remarque, souligne Antoine Scheuchzer dans la Gazette de Lausanne, que cinq spectacles maison, pour un nombre voisin de représentations, ont été presque aussi bien suivis que les dix spectacles Karsenty-Herbert. »
Un autre sondage mené auprès des abonnés vient d’ailleurs conforter un désir naissant pour un revirement novateur – soit l’accueil de troupes étrangères prestigieuses telles la Comédie-Française, la Compagnie Renaud-Barrault ou le Piccolo Teatro.
Il faudra attendre 1976 et le refus de Georges Herbert de diminuer de moitié la présence des galas à la Comédie pour précipiter la décision.
La saison 1973–74 s’ouvre avec l’annonce du départ à la retraite d’André Talmès pour le 30 juin suivant.
L’appel d’offres pour le poste de directeur artistique de la Comédie recueille 10 candidatures, dont 7 sont éliminées sur dossier. Au terme des trois séances menées par le Conseil d’administration, Richard Vachoux est élu à l’unanimité.
« Une volonté d’en faire un théâtre vivant, ouvert à tous, pour le plaisir de chacun »
« Je vois un théâtre où la grandeur de l’homme resurgisse d’une confrontation avec lui-même.
Je vois un théâtre où la vérité revive par un consentement au mystère.
Je vois un théâtre de la communication affective par le rire aussi bien que par les larmes.
Je vois surtout un théâtre libéré de l’empire technologique des mass-media.
En un mot, je vois un théâtre de la présence réelle, de la présence vivante, où la beauté se reconnaisse à la parole et la joie pour sa seule raison d’être. »
Richard Vachoux
« Richard Vachoux possède l’audace nécessaire à toute entreprise créatrice
mais sa culture, son sens des valeurs traditionnelles lui permettent aussi une sûre approche des œuvres dignes de ce nom, qu’elles soient anciennes ou modernes »
René de Obaldia
Un héritage ingérable
Un marchand et un théâtre subventionné. L’originalité de la Comédie est de mélanger deux systèmes d’exploitation divergents :
l’abonnement « moderne » panache en effet 10 galas parisiens (produit attendu par la clientèle, payé intégralement) et 5 productions maison (tâche culturelle de service public à prix encourageants, financés un peu par les derniers publics, beaucoup par les galas).
« Pour ces quinze spectacles, le fauteuil vaut le même prix. La Comédie y trouve son compte. (…) C’est là que le bât blesse, décortique Daniel Jeannet dans le Journal de Genève. Depuis de nombreuses années, la Comédie a fonctionné grâce à l’apport des abonnés Karsenty. Renoncer à l’apport des abonnés Karsenty implique une augmentation des subventions de l’ordre de 400 000 francs », chiffre-t-il, une option qu’exclut le Conseil administratif.
« Le public Karsenty, qui a le droit d’aimer ce qu’il aime, freinera constamment toute évolution.
L’espoir de le convertir progressivement est utopique. »
1974–75 : une saison bancale
« Je ne pouvais pas purement et simplement débarquer et dire :
‘Voici Vachoux, plus de boulevard sur mon chemin !’
Il y avait une tradition dure comme le marbre, les spectateurs avaient leur nom gravé derrière leur siège, comme à l’église. »
« Un fossé immense à franchir »
Interview de Richard Vachoux, A l'Affiche du 01.10.1981
« Il n’y a pas de patrimoine culturel derrière nous qui permettait de remplacer les éléments de la culture française qui nous nourrissaient, et qui continuent à juste titre de nous nourrir, de les remplacer aussi rapidement qu’on le voulait. »
En juin 1979, l’annonce d’un déficit de 700 000 francs fait grand bruit : baisse des recettes, explosion des heures supplémentaires du personnel, choix artistiques dénigrés, les raisons sont multiples.
La crise accable la Comédie mais touche également les Théâtres de Poche et de Carouge.
A l’automne, alors que la Fondation d’Art Dramatique se met en place, Richard Vachoux annonce qu’il renonce volontairement au contrat de cinq ans, récemment renouvelé, qui courait jusqu’en 1984.
"Ce qui ne signifie pas du tout, précise-t-il à Roger d’Ivernois du Journal de Genève que je démissionne. Si j’ai renoncé à mon contrat, c’est simplement pour que les éléments de cette Fondation, constituée par des représentants des conseillers municipaux, aient les coudées franches pour prendre en considération que la Comédie doit être dirigée par le meilleur artiste qui veuille bien se mettre à son service. »
Peine perdue. Suivant la majorité des membres de la commission qui a enquêté tout l’été sur le déficit, et du Syndicat suisse-romand du spectacle, une motion préjudicielle déposée au Conseil municipal subordonne le renflouage financier du Théâtre par la Ville à la démission de son directeur artistique.
Celle-ci sera actée par la mise au concours de son poste en septembre 1980 et la nomination, à l’unanimité, en janvier 1981, de Benno Besson.
Coup d’état marxiste
« Ma première opération de directeur, pour permettre la libre irruption de la vie dans ce lieu asphyxié, avait été d’y lâcher le marxisme de Steiger. Les instances dirigeantes furent séduites par cette douce mégalomanie qui épousait si bien l’air du temps, mais il leur fallait quelque chose de plus tabula rasa, et pour cela un vrai marxiste aux commandes…
Tu me diras que j’étais l’arroseur arrosé : j’amène le marxisme à la Comédie et le marxisme me la reprend… »
Richard Vachoux et Julien Lambert, Rêverie de l’acteur solitaire