Le théâtre
dans le théâtre
Un spectacle en soi
En 2011, Alexandre Demidoff décrypte pour Le Temps ces shows que sont devenues les conférences de presse d’inauguration de saison… et se remémore cet après-midi de juin 1989 où Claude Stratz prend la direction de La Comédie :
« Dans un haut-parleur – ou était-ce un transistor ? – passait une chanson de Paolo Conte, ‘Come Di’. Cet après-midi là, il y avait un air de vacances en Toscane qui faisait oublier l’importance du moment. Il y avait de la joie dans cette prise de pouvoir, comme un esprit de bohème. »
L’événement se tient à ciel ouvert, sur le toit d’une cour mitoyenne de la Comédie. « Mardi soir, il a commencé son règne par une jolie astuce : branle-bas de combat, tout le monde sur le toit ! » s’enthousiasme le journaliste de La Tribune, qui conclut :
« Désormais pour être ‘in’, il faut faire les conférences de presse ‘out’. »
« Un site imprenable, auquel on accédait en passant par le ventre du théâtre : première mise en scène géniale qui augure bien de la saison à venir »
Tribune de Genève
Stratz risquait gros
Choisir sa pièce d’ouverture : l’acte fondateur
Défiant tous les pronostics, Besson avait réalisé un coup de maître en montant L’Oiseau vert de Gozzi. Sur les épaules de Claude Stratz, la pression est donc énorme : nommé tardivement après la polémique Langhoff, sans avoir été candidat, il a un an pour mettre sur pied une saison… et réitérer l’exploit de Besson, à tout le moins.
« Auteur à succès et à scandale dans les années 20, Pirandello assure encore certaines saisons des années 50, puis il entre en purgatoire » : Chacun à son idée n’a pas été jouée en France et en Italie depuis 1961.
Béatrice Perregaux
« Un bon et sûr classique l’eût protégé ; un auteur vivant, moderne, voire romand, eût fait événement. Or non, en s’écartant de toute école et de toute mode, Stratz a voulu cette œuvre-là, difficile. »
Béatrice Perregaux
Chacun à son idée de Luigi Pirandello
Sur scène, un fait divers engendre d’âpres débats. Partisans et adversaires de Delia Morello, la belle fiancée tenue responsable du suicide de son fiancé, s’affrontent en joutes verbales et frôlent le duel. Puis, les opinions valsent. Les champions d’un parti retournent leur veste. La tension monte… jusqu’à ce que les vrais protagonistes, assistant à la représentation, interviennent. Le public et les critiques s’en mêlent. L’action de la scène se réfléchit dans la salle et vice versa.
« Le coup de génie de Pirandello est d’inscrire l’argument de sa pièce à l’intérieur d’une salle de spectacle, dans le vif d’une représentation.
A tel point que les vrais spectateurs ne savent plus, au bout d’un moment, s’ils sont ou non dans la fiction… » confie Claude Stratz à La Tribune de Genève.
« Une démonstration vertigineuse de théâtre dans le théâtre »
« Allez savoir qui est qui lorsque même les ouvreuses participent au jeu et que votre voisine, jusque-là très sage, se lève à l’improviste, au beau milieu du chahut, pour crier ‘C’est une honte !’ à l’amorce d’un troisième acte finalement injouable… »
Michel Caspary
« A la fin du premier acte le rideau qui descend est un vaste miroir.
On assiste à un faux entracte.
Le public voit la salle reflétée sur la scène. Des projecteurs vont chercher les comédiens dispersés parmi les spectateurs et qui s’interpellent pour critiquer ou défendre la pièce. Au balcon on découvre les vrais protagonistes du scandale. »
« Ce miroitement généralisé, Stratz le pousse jusqu’au vertige. C’est l’aspect le plus fascinant de la pièce. Qui est qui ? Qui joue quoi ? Et pour qui ? »
Jean-Michel Olivier
Un spectacle en forme de manifeste
La pièce « contient le manifeste sur lequel il assoit son mandat de directeur : le théâtre est un jeu, certes, mais un jeu qui s’empare du réel, qui le commente, l’éclaire, cherche à lui donner forme. Surtout, souligne Béatrice Perregaux, elle fait intervenir tous les partenaires dont vit la Comédie : spectateurs adverses et spectateurs partisans ; le directeur et les ouvreuses ; le régisseur et les techniciens.
Bref, l’œuvre réunit pour Stratz, qui s’en amuse, ceux avec lesquels il aura à collaborer. »
Suivant la logique infernale du théâtre dans le théâtre, « on peut y voir une allégorie un peu parodique de son nouveau travail de directeur, acquiesce Daniel Wack du Courrier, une réponse fine et anticipée à d’éventuelles futures querelles et bien d’autres choses encore ; c’est selon ; d’ailleurs là encore : chacun à son idée. »
« Une ouverture de saison jubilatoire »
« Claude Stratz inaugure ses activités à la tête de la Comédie par un coup de maître » ouvre Daniel Wack du Courrier.
« Deux heures de pure délectation », enchaîne L’Hebdo.
« Décor rieur et diabolique comme une pure émanation de l’auteur lui-même, dont la mise en scène entière se fait la brillantissime servante » salue Emmanuelle Klausner de La Croix.
Il « a conquis le cœur des Genevois » conclut Gérald Lucas du Nouvelliste.
« J’ai compris très vite que je gagnerais comme directeur si je gagnais d’abord comme metteur en scène.
Je savais que réussir mes propres spectacles me donnerait plus de crédit que de susciter des productions prestigieuses »
Claude Stratz
En 1992, Claude Stratz monte, sur le rythme vif de la commedia dell'arte, deux pièces en un acte, L’école des mères/ Les acteurs de bonne foi.
« Ces craquantes compositions qui enclavent le théâtre dans le théâtre déversent leurs feintes telles des boîtes à malices. Le directeur de la Comédie de Genève les manie avec une vivacité toute innervée de finesse » observe le magazine Art et Culture.
« On sort du théâtre, on y est toujours, c’est encore Marivaux, c’est déjà Pirandello, on rit beaucoup même si le rire est grinçant.
Un des plus beaux spectacles de Marivaux qu’il m’ait été donné de voir. »
Jacques Hislaire
« Claude Stratz achève son règne à la Comédie comme il l'avait entamé il y a dix ans : sur un coup de maître pirandellien. »
Thierry Mertenat
« Comme s’il prenait son pied à déraper »
« Les personnages sont ballottés entre deux mondes : celui des passions siciliennes et celui du plateau. D'une part la fable, de l'autre sa fabrication. Tout le jeu consiste alors à orchestrer le va-et-vient, à ensorceler avant de rompre le charme.
C'est donc en sorcier que Claude Stratz écrit le dernier chapitre de son livre. Un sorcier qui n'aurait qu'un souci : déployer ses enchantements, puis dévoiler ses trucs avec une rage masochiste » analyse Alexandre Demidoff dans Le Temps.
« Quitte à paraître comme un monsieur d’un autre âge, j’avoue que je garde en moi la nostalgie des vieilles techniques théâtrales »
Claude Stratz
Il Trovatore : perfection du play-back
« ‘C'est incroyable, ils ont vraiment l'air de chanter eux-mêmes’, entend-on dire constamment. » Ou la magie d’un play-back ciselé.
Deux mois avant la première, « en décembre, une semaine complète est consacrée à la répétition de la scène d'opéra. Les comédiens répètent déjà le play-back. Il s'agit qu'ils aient le plus tôt possible les mots du livret en bouche. Côté technique, Jean Faravel s'astreint à séparer l'orchestre et les différentes voix de l'enregistrement choisi par Claude Stratz. Trois semaines sont nécessaires pour y parvenir et pour réaliser le programme informatique permettant de traiter et d'utiliser ces sons indépendamment les uns des autres » raconte Benjamin Chaix aux lecteurs de La Tribune.
« Il fallait obtenir que chaque voix isolée suive son interprète fictif dans ses déplacements sur scène, tout en restant en phase avec l'orchestre. Le système fonctionne automatiquement, même si une petite marge de manoeuvre me reste au cas où les comédiens varieraient un petit peu leur itinéraire. »
« Les acteurs ont tenté de broder selon ses instructions, mais les couacs ont canardé.
Si le nouveau spectacle de la Comédie s'avère jubilatoire, c'est parce qu'il déborde du plaisir avec lequel Claude Stratz orchestre ces couacs.
Comme si le patron en partance faisait un dernier tour de piste en jonglant avec les registres. »
Alain Perroux
« Une profession de foi »
« La pièce dénonce les abus d'un ‘Herr Regisseur’ féru d'effets visuels et de carton-pâte.
Elle cherche ainsi à réaffirmer la simple conviction qu'au théâtre, seuls comptent le mot, l'acteur et celui qui le guide.
Pour Claude Stratz, qui s'en remet toujours au texte avec une passion fervente, la démonstration doit avoir un goût de petit lait. »
Alain Perroux